L'alchimiste qui transformait les maux de l'Ouest en icônes
Bien
que surnommé "The
cow-boy artist",
Charles Marion Russell a réalisé trois fois plus de tableaux
mettant en scène des Indiens que des cow-boys. En les identifiant à
des preux chevaliers sur le point de disparaître, il en a donné une
vision romantique, mais empreinte d'humanité, tout en préservant
leur caractère authentique. Car, il fut l'un des premiers artistes
américains à s'établir dans l'Ouest.
Paradoxalement,
c'est parce qu'il juge les visions de son fils sur le Far-West trop
romanesques, que le père de Charles Russell lui offre un voyage au
Montana, en 1880, pour son seizième anniversaire. C'est en dévorant
les écrits de George Catlin (1796-1872) sur les coutumes des
Indiens, illustrés par des oeuvres de sa galerie amérindienne et
d'objets lui ayant appartenu, que l'adolescent se prend de passion
pour l'Ouest. Il est notamment sensible à ses propos, sur la
disparition programmée des Natives
Americans, qui
jusqu'ici vivaient en liberté, au coeur d'une nature préservée.
« Leur
Dieu était le soleil, leur église était à ciel ouvert, leur
unique livre était la nature et ils en connaissaient toutes les
pages »,
écrira Russell, en 1915, sur un exemplaire du livre « The
Fighting Cheyennes » de
George Bird Grinnell. Un historien et naturaliste ayant milité pour
la préservation du bison en Amérique.
La
révélation du Montana
Fils
d'un commerçant en bois et charbon, Charles Marion Russell voit le
jour, en 1864, à Saint-Louis, à la confluence des fleuves
Mississippi et Missouri. A l'époque, c'est le point de départ de
tous les voyages vers les territoires de l'Ouest. Pour un enfant
dessinant de manière autodidacte, comme le jeune Russell, c'est le
lieu d'observation idéal des allées et venues des trappeurs et
autres explorateurs. Ayant appris à monter à cheval avec un colonel
de l'armée, membre de sa famille, l'adolescent, très peu attiré
par les études, est donc tout heureux, quand son père lui annonce
qu'il l'envoie travailler au Montana, dans le ranch d'un de ses amis
éleveur de moutons. Pour le jeune homme, c'est une révélation.
Même si les tâches qui lui sont confiées sont peu gratifiantes et
le rebutent quelque peu, il ne revient que rarement dans sa famille.
Sa rencontre avec Jack Hoover, un chasseur et trappeur devenu
rancher, est déterminante. Durant deux ans, celui-ci apprend au
jeune homme les rudiments de la vie dans l'Ouest. A partir de ce
moment, le Montana devient alors la patrie d'adoption du futur
peintre. Travaillant comme wrangler,
gardien de chevaux de nuit, Charles Russell a la responsabilité de
trois cents montures. Une expérience du terrain qui va durablement
nourrir ses oeuvres futures.
Les
premières aquarelles
Alors
que Charles Russell travaille dans un ranch, tout en réalisant
quelques peintures pour ses collègues vachers, le contremaître
reçoit une lettre du propriétaire lui demandant comment le bétail
a supporté l'hiver. En guise de réponse, l'employé lui envoie une
aquarelle de Russell, de la taille d'une carte postale, montrant un
jeune bœuf décharné, cerné par des loups, sous un ciel menaçant.
Le rancher montre l'oeuvre à ses amis et relations d'affaires et
l'expose même dans la vitrine d'un magasin d'Helena, la capitale du
Montana. A partir de ce moment-là, la carrière d'artiste de Russell
est lancée, de même que sa légende. En effet, durant l'hiver
1888-1889, alors qu'il n'a que 24 ans, on dit qu'il aurait vécu sous
la tente, au coeur d'une réserve de la province de l'Alberta, dans
l'Ouest canadien, aux côtés des membres de la tribu Blood, de la
nation Blackfeet. Sa connaissance des mœurs et coutumes indiennes
viendrait de cette expérience personnelle. Rien n'est moins sûr.
Même si Russell s'est toujours bien gardé de le démentir. En 1890,
une quinzaine de ses premières toiles sont reproduites dans un
recueil d'études sur la vie dans l'Ouest et une banque lui passe
commande d'un décor. Mais, ce n'est que six ans plus tard que notre
cow-boy aguerri devient un artiste à part entière, en se consacrant
totalement à la peinture.
Un
agent artistique redoutable
En
1896, alors qu'il a dépassé la trentaine, Charles Russell épouse
Nancy Cooper, de quinze ans sa cadette. Le couple s'installe à Great
Falls, dans le nord du Montana, où l'artiste va passer le reste de
sa vie. A l'époque, une ville en pleine expansion, en raison du
profit tiré de l'énergie hydraulique fournie, à proximité, par
cinq chutes d'eau sur le fleuve Missouri. Comme Russell n'est pas
très doué pour faire la publicité de son travail, c'est son épouse
Nancy qui s'en charge, devenant l'agent artistique de son mari, en
l'incitant à créer un atelier et à trouver des commandes. C'est
elle qui fait de lui un artiste mondialement connu, en organisant des
expositions, à travers les Etats-Unis, ainsi qu'à Londres,
accroissant ainsi sa popularité. Mais, c'est une redoutable femme
d'affaires, négociant les contrats, pour la reproduction de ses
œuvres sur les calendriers et veillant à ce que ses toiles ne se
vendent pas au-dessous d'un certain prix, que Russell, lui-même,
juge extravagant. Nancy Cooper lui servira également de modèle.
Notamment, pour le fameux tableau Keoma,
censé représenter une Indienne.
Ses
débuts de sculpteur
Comme
le faisait avant lui un autre peintre de l'Ouest, Charles Schreyvogel
(voir American
Legend
N°10), Russell modèle des figurines en terre pour composer ses
tableaux. Car, contrairement à la plupart des peintres européens de
l'époque, il ne réalise pas d'esquisses préparatoires et n'a pas
recours à des modèles vivants. « Je
ne vois pas comment un Hollandais ou un Français pourrait
m'apprendre à peindre des éléments de mon propre pays », se
plaît-il à répéter. C'est donc, tout naturellement que Russell se
met à pratiquer la sculpture, à partir de 1903, et expose sa
première œuvre du genre, « Smoking
Up »,
à New-York, l'année suivante. Notre « cow-boy
artist »
fait preuve de sa parfaite connaissance des postures des cavaliers en
action et de la morphologie des animaux en mouvement, notamment
chevaux et bisons, qu'il reproduit à merveille. De plus,
l'impressionnante collection d'objets et de vêtements amérindiens
et cow-boys, qu'il a réunie dans son atelier de Great Falls
(Montana), lui permet d'être particulièrement fidèle dans leur
représentation.
L'avènement
de la notoriété
Après
la disparition du plus grand « western
artist » de
l'époque, Frederic Remington, en 1909, Charles Russell est considéré
comme le plus grand illustrateur et chroniqueur du vieil Ouest. Il
accède à la notoriété à un moment où la conquête du Far-West
est déjà popularisée de multiples manières : à travers les
« dime
novels », des
romans bon marché, mais aussi le « Wild
West Show »,
spectacle équestre itinérant de Buffalo Bill. Et, depuis peu, grâce
aux premiers westerns du cinéma muet. Au point que leurs acteurs -
William Hart, Harry Carey ou Douglas Fairbanks - et leurs
réalisateurs apprécient le travail de Russell. En 1912, ce dernier
exécute un grand décor mural (Lewis
and Clark Meeting the Flathead Indians at Ross Hole)
pour la Montana State House of Representatives. La même année, il
expose au Canada. L'année suivante, à Londres, puis à Chicago, New
York, San Francisco, Pittsburgh, entre 1914 et 1916. L'adoption d'un
fils par le couple Russell, cette année-là, incite l'artiste à
faire une pause de trois ans.
Russell
et les Indiens
Si
Russell continue de peindre de violents combats d'armes à feu, des
chasses à l'ours et des broncos désarçonnant leurs cavaliers,
c'est surtout pour le business. Les peintures qu'il préfère
désormais sont plus contemplatives : squaws, enfants et vieillards
sur la piste des chasseurs de bisons, cavaliers chevauchant sous la
neige ou à l'arrêt près d'un point d'eau, des Indiens chantant au
coucher du soleil. Car, même s'il connaît les défauts
des Natives
Americans,
notamment, leur entêtement, il sait aussi combien ils ont été
maltraités et n'hésite pas à le clamer, haut et fort. « L'homme
blanc s'accapare les terres des Indiens, tue les bisons et leur
enlève ainsi leur seul moyen de subsistance, refusant de les
employer dans les ranchs , en disant que tous les Indiens sont
une bande de nomades paresseux », dénonce
Russel. « Bref,
ils
sont devenus des exilés dans leur propre pays !»
La
dernière chevauchée
Le
24 octobre 1926, alors qu'il rentre d'une longue promenade à cheval,
le peintre succombe à une crise cardiaque, à l'âge de 62 ans, à
son domicile de Great Falls (Montana). En prévision de Noël, il
venait de dessiner une carte postale le montrant chevauchant dans la
neige aux côtés d'un autre cavalier, symbolisant la mort, avec
lequel il passait un accord concernant sa volonté de continuer à
vivre. Le jour des obsèques de Charles Russell, les écoles de la
ville suspendent les cours, afin de permettre aux enfants de regarder
passer le cercueil du « cow-boy
artist ».
Celui-ci est disposé dans une voiture vitrée, tirée par quatre
chevaux à la robe noire, comme le souhaitait le peintre. Parmi les
porteurs,Young Boy, l'un de ses amis Indien Cree de longue date, car
Russell était membre de la confrérie des Elans, The
Elks. Mais,
aussi Horace Brewster, contremaître du ranch où l'artiste avait
travaillé dans sa jeunesse, et Charles Biel, un peintre de la jeune
génération. Tous deux chevauchaient derrière le corbillard, tenant
par la bride un cheval portant la selle et les éperons de Charles
Russell. Ecrivain à ses heures et réputé pour son éloquence,
Charles Russell avait un jour déclaré :«
La différence entre un crayon et un pinceau est infime, mais je
pense que celui qui transforme les mots en images est le plus grand
des hommes.»
En la matière, Charles Russell a fait preuve d'un immense talent,
sans chercher le pittoresque à tout prix. D'une part, en veillant,
dans ses tableaux, à restituer les empreintes laissées sur le sol
par les animaux et les hommes et, dans le ciel, par les signaux de
fumée. D'autre part, en peignant des personnages jamais idéalisés,
parfois faibles, malicieux, voire sauvages, mais faisant toujours
preuve d'une réelle noblesse.
Herve CIRET
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