dimanche 21 septembre 2014

L'influence française sur 3 américaines d'exception

Alice Kaplan -Photo : Herve CIRET
Qu'est-ce que Jacqueline Kennedy, Angela Davis et Susan Sontag ont en commun ? Apparemment rien, si ce n'est un lieu, Paris, où chacune d'elles a séjourné dans les années 50-60. Dans son dernier livre, "3 américaines à Paris", Alice Kaplan, la plus française des écrivaines américaines, elle-même étudiante un temps à Bordeaux, dresse le portrait de 3 femmes d'exception . 

"Pour les femmes américaines, entre 1950 et 1975, passer un an à Paris, c'était se soustraire à ce cercle vicieux d'être absolument fiancée à 20 ans, " déclare ironiquement l'auteur. Aux États-unis, au début des années 50, l'enseignement s'est considérablement démocratisé. De sorte que des programmes gouvernementaux permettent même à des vétérans de la seconde guerre mondiale de venir suivre des cours à la Sorbonne à Paris.

Pourquoi avoir choisi plus spécialement ces 3 personnalités ? "Pour moi, ces 3 femmes constituent une sorte de triptyque identitaire, car représentant 3 couches sociales de la société américaine : une bourgeoise, Jacqueline Kennedy, née Bouvier, dont le père avait dilapidé toute la fortune familiale. Susan 
Sontag, une intellectuelle juive qui voulait se réinventer en France. Angela Davis, la militante afro-américaine qui, depuis la France, a pris conscience du racisme américain.

Issues d'une Amérique puritaine, à l'époque de la guerre froide, du Mc Carthysme et de la ségrégation, que pouvaient penser ces 3 américaines des femmes françaises ? "Je pense qu'elles ont trouvé les femmes françaises vraiment très contraintes et confinées chez elles", estime Alice Kaplan. "En effet, ces américaines avaient beaucoup de liberté chez elle. Mais, en même temps étaient plus naïves que les françaises qui avaient beaucoup souffert de la guerre. Et puis, elles ont eu peu de contacts avec les françaises. Car, elles venaient un an en France, dans le cadre de leur 3e année d'études. Aussi, travaillaient-elles beaucoup, afin de maîtriser la langue française, et ne passaient pas leur temps au club de jazz, le Tabou, à St Germain-des-prés avec Juliette Greco !"

L'impact de ce séjour parisien a été différent pour chacune de ces femmes : culturel pour Jacqueline Kennedy, intellectuel pour Susan Sontag et militant pour Angela Davis. 

Jacqueline Bouvier en 1949
"Jacqueline Bouvier a appris par son grand père qu'elle était descendante de la grande aristocratie royale", raconte Alice Kaplan. "En réalité, c'était un soldat de Napoléon réfugié à Philadelphie. Mais, elle avait ce mythe aristocrate. Même si, à Pont St Esprit, dans le Gard, d'où venait sa famille, il n'y avait aucun château. Mais, elle était très fière de son prénom français, qu'elle mettait un point d'honneur à prononcer à la française, Jac-que-li-ne." La future épouse du président des États-Unis séjournait dans une famille aristocrate du 16e arrondissement à Paris, dont la mère était une survivante du camp de concentration de Ravensbruck. Elle faisait partie d'un réseau de résistants aristocrates, le réseau Alliance, et son mari était mort en déportation. "Cette femme avait soif de recommencer à vivre. C'est pourquoi elle a amené Jacky Bouvier à la manufacture de Sèvres pour y admirer les porcelaines ou dans les musées parisiens. Tout ce que Jacqueline Kennedy faisait avait un lien avec la France. Que ce soit la décoration de la Maison Blanche, les concerts qu'elle y organisait. Ou encore les vêtements qu'elle portait qui étaient de sa propre création artistique. Jacqueline Kennedy l'a dit de manière très directe, la France lui a donné l'autorisation de penser et de lire. Pour elle, la France, c'était très intellectuel et très littéraire."

Si Alice Kaplan a appris le français, c'est dit-elle un héritage de Jacqueline Kennedy. "Dans les cours de français, quand j'avais 10 ans, on nous demandait de choisir un prénom français. Moi j'ai choisi Jacqueline, en référence justement à Jacqueline Bouvier
." Quand elle a commencé à écrire ce livre, Alice Kaplan 
craignait que "sa" Jacqueline allait décevoir le lecteur, par son côté superficiel, hautain. "Plus je travaillais sur elle, plus j'ai été impressionnée par ses grandes qualités. Des qualités qu'elle a dû cacher quand elle était avec John Fitzgerald Kennedy."


Susan Sontag

Contrairement à Jacqueline Kennedy, Susan Sontag ne vient pas en France, dans le cadre d'un programme d'études. Elle arrive seule à Paris et n'a personne pour lui servir de guide. "Pour compenser, elle s'assoie durant des heures dans les cafés et note les mots français qu'elle entend dans un cahier, se constituant ainsi sa propre méthode de langue." Dans les archives de l'Université de Los Angeles, Alice Kaplan a retrouvé les listes de mots qu'elle rédigeait, sur le sexe, les médicaments, la manière de se laver. Tout un monde imaginaire, mais elle parlait rarement en français. "Bientôt en France, vous allez voir le beau film documentaire de Nancy Kates qui s'appelle "Regarding  Susan Sontag". Sa réalisatrice a retrouvé plusieurs émissions de Susan Sontag en France. Au début, elle parlait à peine le français. Puis, après dans l'émission littéraire de Bernard Pivot, elle faisait la leçon à tout le monde."

Née en Arizona, d'une mère veuve alcoolique ayant épousé en secondes noces un capitaine de l'armée américaine, Susan Sontag à très vite compris qu'elle préférait vivre par les livres. "Elle va voir l'écrivain Thomas Mann, se rend à Berkeley où elle fait la connaissance de Harriet Sohmers, une flamboyante lesbienne qui fréquente les clubs gays à San
 Francisco, bien que Susan Sontag n'ait jamais assumé son homosexualité." Ensuite, elle suit des cours à l'Université de Chicago où elle épouse, à 18 ans, son professeur de sociologie, avec lequel elle reste 4 ans et a un enfant. Après avoir obtenu son doctorat en philosophie, Susan Sontag obtient une bourse et part pour Oxford, en Angleterre. De là, elle retrouve Harriet Sohmers, son amante, à Paris et passe un merveilleux séjour avec elle en 1958. "Harriet Sohmers, c'est un peu Jean Seberg", explique Alice Kaplan. "Elle travaille au Herald tribune et Susan Sontag passe son temps dans la chambre d'hôtel à faire l'amour avec elle. Elle va au cinéma, fait ses listes au terrasses des cafés. Elle obtient même un rôle de figurante dans un film de la nouvelle vague."


Francis Geffard et Alice Kaplan
En fait, nous révèle l'auteur, Susan Sontag découvre réellement les mouvements de pensée française, en rentrant à New-York. "Elle a compris qu'elle pourrait représenter cette pensée française aux USA. Quand on lit ses journaux intimes, elle ne parle jamais de la lecture d'un livre en français. Elle n'en était pas capable. Donc, elle s'est liée d'amitié avec un grand traducteur américain et elle est devenue le plus grand "passeur" de la pensée française des années 60." Susan Sontag a fait connaître le "Nouveau Roman", un genre littéraire dans lequel elle s'est essayée, mais dont le résultat, selon Alice Kaplan, a été désastreux. "Time magazine a dit, on dirait que ce livre est mal traduit d'une langue étrangère. Pour ma part, je suis soulagée, car je trouve beaucoup de ces nouveaux romans très illisibles."

Quant à Angela Davis, elle vient d'un milieu plus chic
Angela Davis
et plus élevé que Susan Sontag qui était issue de la petite bourgeoisie. "Sa famille était très respectée, à Burmingham dans l'Alabama", précise Alice Kaplan. "Elle a une enfance plutôt similaire à celle de Jacqueline Kennedy, avec des leçons de piano. Seule différence, ses parents l'ont envoyée en pension dans une école à New-York, de tendance communiste." Et Alice Kaplan de nous raconter une anecdote qu'elle affectionne, glanée au cours de son enquête préparatoire. "Quand elle était adolescente, Angela Davis entre, en compagnie de sa sœur, dans un magasin de chaussures. Comme c'était l'époque de la ségrégation, les noirs étaient servis à l'arrière des boutiques. Comme les deux filles parlent avec un fort accent français, en faisant semblant d'être martiniquaises, le vendeur les prend pour des touristes étrangères. Au bout de quelques minutes, Angela Davis recommence à parler sans accent français et dit : pour être servie dans ce pays, il faut être étrangère. A partir de ce moment-la, elle a compris qu'elle pouvait se libérer du racisme en partant à l'étranger."


Angela Davis arrive en France en 1962, au moment de la fin de la guerre d'Algérie. "Elle est témoin du racisme à l'encontre des arabes et son séjour à Paris va considérablement élargir sa vision de la politique. Elle se rend compte que le racisme est en fait un problème universel et pas uniquement américain." Quand Angela Davis revient en France, l'année suivante, en 1963, elle apprend par le Herald tribune qu'un attentat a été perpétré dans l'église Baptiste de sa ville natale et que plusieurs de ses jeunes amies sont mortes dans cet attentat. "Au point qu'elle téléphone à ses parents, en Alabama, ce qu'elle ne faisait jamais, comme beaucoup d'américains à l'époque."

Partagée entre son besoin de vie intellectuelle et la défense des droits civiques des noirs, Angela Davis décide de rentrer aux États-Unis pour y militer et s'établie en Californie. "C'est là où tout a commencé pour elle. Elle est entrée dans la clandestinité et, en 1964, le FBI interviewait les étudiants français qui l'avaient connue en 1963. On en retrouve trace dans les archives de la police française."




Afin de réunir le plus d'informations possibles sur ces 3 américaines d'exception, Alice Kaplan a mené une véritable enquête policière. "Pour Jacqueline Kennedy, j'avais la liste de tous les étudiants qui avaient étudié en France dans les années 1949-1950. Tous étaient de jeunes étudiantes du Smith College qui a bien voulu leur adresser un courrier. Alice Kaplan s'est liée d'amitié avec ces femmes qui chantaient toujours des chansons françaises qu'elles avaient apprises dans les années 49-50. C'est dire si cette période a compté pour ces américaines. "Elles se souvenaient d'une Jacqueline Kennedy qui aimait beaucoup rire, qui se moquait de leur professeur de français, car celui-ci avait un accent Marseillais. Elles se rappellent aussi qu'elle était très douée pour les langues et qu'elle leur disait qu'avec son charme, elle pourrait se faire aider dans n'importe quelle gare d'Europe pour se faire porter les valises. C'est même elle qui leur a appris comment se défendre avec une aiguille à chapeau, si un homme les embêtait dans le train."
Pour Susan Sontag, Alice Kaplan a rencontre Harriet Sohmers, son amante, et lu les journaux intimes de l'écrivain. "Mais, j'ai toujours eu l'impression de lire quelque chose de très construit. Comme si Susan Sontag avait voulu construire une image d'elle-même. Donc, même en faisant des confessions sur sa sexualité, elle s'est plus cachée que les deux autres. Donc, il m'a fallu faire une analyse de ce qui n'était pas dans les archives."

Enfin, pour Angela Davis, toujours vivante, Alice Kaplan reconnaît que cela a été encore plus difficile de la rencontrer, car elle consacre désormais sa vie au mouvement contre les prisons et ne s'intéresse pas à sa période étudiante en France. "Pourtant, c'était plus facile de retrouver les étudiants qui étaient avec elle", souligne l'auteur, "car cette génération utilise internet. Donc, j'ai obtenu par mail les correspondances de personnes qui l'ont connue à Paris et j'ai même parlé avec sa sœur. J'ai également rencontré un journaliste français qui a fait un livre sur l'esthétique noire et m'a dit s'être entretenu, via Skype, avec Angela Davis. Mais, je respecte le refus d'Angela Davis de me parler de sa vie privée et je comprends son attitude. À sa place, je ferais pareil."


Propos recueillis par Francis Geffard, fondateur du festival de littérature America de Vincennes, lors de son édition 2014.

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